INTERMÈDE 6
DEUX INTERPRÉTATIONS
C'EST À VOUS DE JUGER
UNE INTERPRÉTATION SANS DOGME PRÉALABLE
Le rêve que nous allons étudier maintenant est celui qu'a reçu le prince Otto von Bismarck en 1863, quand il était le chef du gouvernement en Prusse.
Je vous propose d'abord d’interpréter ce rêve sans a priori, sans théorie préalable.
Circonstances du rêve.
Au début des années 1860, l’Autriche et la Prusse s’affrontent : Bismarck veut étendre la puissance de la Prusse et regrouper les états d’Allemagne du Nord sous sa direction ; il cherche ainsi à limiter le pouvoir de l’Autriche.
Cette montée en puissance de la Prusse entraîne les plus graves tensions diplomatiques avec l'Autriche.
Bismarck dans ses mémoires reproduit une lettre qu’il écrivit le 18 décembre 1881 à l’empereur Guillaume.
"Ce que me dit votre Majesté m’encourage à lui raconter un rêve que j’eus au printemps de 1863, dans les jours les plus difficiles, alors que nul œil humain ne voyait d’issue possible".
Rêve n° 28 : La cravache du chancelier Bismarck "Je rêvai, et je le racontai le lendemain matin à ma femme et à d’autres témoins, que je chevauchais sur un étroit sentier des Alpes.
A droite l’abîme, à gauche les rochers ; le sentier devenait de plus en plus étroit, si bien que mon cheval refusait d’avancer et que le manque de place rendait impossible de revenir en arrière ou de mettre pied à terre ;
alors je frappai la muraille du rocher de ma cravache que je tenais dans ma main gauche et j’appelai Dieu à mon aide ;
la cravache s’allongea à l’infini, le mur du rocher s’écarta comme une coulisse et ouvrit un large chemin d’où on voyait des collines et des pays boisés comme en Bohême et des troupes prussiennes avec des drapeaux.
En rêve je me demandais comment je pourrais prévenir rapidement votre Majesté."
Le rêve décrit de façon très précise les difficultés croissantes qui conduisent le ministre président dans une impasse. Il lui indique aussi la solution: frapper le rocher de sa cravache qu’il tient dans la main.
Le rocher est l’obstacle infranchissable, et pourtant il s’ouvre.
Avec l’image de la cravache, le rêve montre à l’homme d’état qu’il détient l’autorité. En l’imposant de façon brutale, il pourra trouver la solution : brusquer la situation, prendre l’offensive, déclarer la guerre à l’Autriche, et envoyer son armée en Bohême, comme l’indique l’image des troupes prussiennes avec des drapeaux, annonçant la victoire.
Le rêve emploie une image étonnante : la cravache s’allonge à l’infini,
Que penser de cette expression "s’allonge à l’infini" ?
Ce rêve est venu conseiller Bismarck en 1863.
On sait, quand on a l'expérience des rêves, qu’il faut souvent environ deux à trois ans avant qu’un élément montré en rêve ne se réalise concrètement dans le monde terrestre. On constate ainsi qu'en effet, en 1866, 3 ans après le rêve, eut lieu entre la Prusse et l’Autriche la bataille de Sadowa en Bohême, comme le rêve l’avait montré.
La Prusse victorieuse annexa de nombreux États et forma autour d’elle la Confédération d’Allemagne du Nord. Bismarck réalisa son ambition d’unifier l’Allemagne, qui s’étendit désormais de la Sarre, à la frontière du département de la Moselle actuelle, jusqu’aux frontières de la Russie.
L’Europe, sous le choc, fut frappée d’un coup de tonnerre et constata soudainement "l’expansion vertigineuse" de la Prusse, selon l’expression des historiens.
Ne serait-ce pas là ce qu’indiquait l’image de la cravache qui s’allonge à l’infini ?
Cette expansion vertigineuse décrit aussi l'ampleur du pouvoir que prend Bismarck dans le destin de l’Allemagne. Les historiens soulignent qu''il fait preuve d’une incroyable puissance".
Il ambitionne d'unifier les États du Sud à ceux du Nord et par là-même de réaliser l'unification totale de l'Allemagne.
Il y réussit : en 1870 il mène la guerre victorieuse contre la France, ce qui conduit à réunir les États du Sud à ceux du Nord. C'est ainsi que s'est accomplie l’unification de l’Allemagne sous la domination prussienne, .
En 1871, dans la Galerie des Glaces du Château de Versailles, Bismarck, en uniforme blanc de cuirassier, proclame l’Empire allemand.
Bismarck apparaît comme le fondateur de l'Empire allemand, il en est l’homme le plus puissant.
En effet, il cumule plusieurs fonctions prépondérantes:
Dans l'Empire,
- il est le Chancelier, appelé "le Chancelier de fer";
- il est aussi le Président du Conseil Fédéral.
Dans le royaume de Prusse,
- il est ministre-président et
-il est ministre des Affaires Étrangères.
Pour ces raisons la volonté du chancelier prime en général sur celle de l'empereur.
En 1890 l’empereur Guillaume II, arrivant au pouvoir, ne s’y trompe pas: Il dit même : "C'est de la question suivante qu'il s'agit : dynastie Hohenzollern ou dynastie Bismarck."
Ce qu'annonçait le rêve s'est bien réalisé : la cravache, symbole de l'autorité de Bismarck, s'est allongée à l'infini.
QUAND IL VAUT MIEUX RIRE QUE PLEURER
A côté de mon interprétation, il me parait indispensable de vous faire connaître aussi comment l’ami de Freud, le Dr Hanns Sachs interpréta ce même rêve.
Freud ratifia et publia cette interprétation en 1919 dans la cinquième édition de son livre "L’interprétation des Rêves".
Après avoir montré avec beaucoup de justesse combien le début du rêve décrit l’impasse où se trouve Bismarck en 1863, Sachs effleure l’hypothèse d’un rêve prémonitoire qui cependant ne lui parait pas justifiée.
Il interprète ce rêve selon la théorie freudienne :
« Le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un désir (réprimé, refoulé) »,
Ainsi :
- D’une part ce rêve accomplirait le désir de Bismarck de mener une guerre victorieuse sur l’Autriche.
- D’autre part, selon Sachs et Freud, le rêve de cet homme de 48 ans est la réalisation d’un désir très lointain, remontant à l’enfance, celui de se masturber, désir qui ne concerne pas la vie actuelle du rêveur mais son passé.
Le rêve viendrait ainsi satisfaire un désir de masturbation que le jeune Otto von Bismarck aurait éprouvé environ 40 ans auparavant.
Sachs écrit:
"La cravache, la canne, la lance et tous les objets de cette espèce sont des symboles phalliques courants ; mais quand cette cravache possède encore la propriété de s’étendre, propriété particulière au phallus, aucun doute n’est plus possible. Le fait de prendre la cravache dans la main est une allusion très claire à la masturbation. Il ne s’agit évidemment pas de la vie actuelle du rêveur, mais d’un désir d’enfance très lointain…. Nous avons ici un exemple type de déformation du rêve parfaitement réussie. L’inconvenant a été retouché…
C’est un cas idéal d’accomplissement de désir réussi, sans que la censure en souffre."
Et là, en face de Freud et de Sachs, moi, Christiane Riedel, qui étudie les rêves depuis bientôt cinquante ans, je trouve cette interprétation "super marrante", " vachement fute fute" et je m'écrie !
"- Ah ! Mais regardez comme c'est utile !
« Le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un désir (réprimé, refoulé) »
Eh oui ! Et voilà qu’à 48 ans, le rêve, grâce à une image, vient vous satisfaire un désir inassouvi de masturbation que vous avez eu 40 ans auparavant.
Ça vaut vraiment la peine de faire l'effort de se priver du plaisir de se masturber à l'âge de 8 ans et d'attendre 40 ans plus tard pour pouvoir enfin prendre, en rêve, son pénis dans sa main, son pénis immatériel, en image symbolique, et…surtout...surtout...surtout, notons bien :
pas touche !...
on prend sa cravache-pénis seulement en rêve, et on réalise son désir ...sans jouissance !
Ah ! Mais quel pied !"
Comme l’écrit le Dr Hanns Sachs c’est bien là l’exemple « idéal d’accomplissement de désir réussi, sans que la censure en souffre."
Délirant !
A la première lecture, cette étude psychanalytique pourrait paraître subtile, et même une démonstration impeccable.
À l'analyse, cette interprétation se révèle tordue, complètement élucubrée.
Ce ne sont que des affirmations, il n’y a aucune démonstration ou justification :
- Qu’est-ce donc qui permet, entre autres choses, d’affirmer que le jeune Bismarck a refoulé son désir de se masturber ? Mais qu’en sait-on ?
- Quant au pénis, comment prétendre qu’il s’allonge à l’infini ?
Où est-ce que le Docteur Hanns Sachs a vu ça ?
- Plus encore : qu’est-ce qui permet d'établir la comparaison entre une cravache, une lance, une canne et le membre viril ?
En quoi la métaphore est-elle démontrée, justifiée ?
Sachs se contente d’affirmer :
« Le fait de prendre la cravache dans la main est une allusion très claire à la masturbation »
Il ne s’agit évidemment pas de la vie actuelle du rêveur, mais d’un désir d’enfance très lointain….
Évidemment ? N’arrive-t-il pas à un homme dans la force de l’âge de se masturber ?
Voilà un exemple des "équivalences symboliques "extravagantes" dont la psychanalyse freudienne est spécialiste. (1) Cette interprétation incohérente est bien un exemple d' "affabulation freudienne", comme le dénonce si justement le philosophe Michel Onfray dans son livre (1).
Pour moi, il s'agit là d'une véritable IMPOSTURE.
Bibliographie
(1) Le crépuscule d'une idole, l'affabulation freudienne, Michel Onfray, éditions Grasset.
Illustrations
Je remercie les artistes dont les œuvres m’ont permis d’illustrer mon blog.
- Bismarck :owlcation
- Le chancelier Bismarck : Hérodote.net
- Bismarck dans la galerie des glaces en 1871 pour la proclamation du deuxième Reich allemand : Hérodote.net
- Bismarck et l’empereur Guillaume II : Hérodote.net
- Bismarck enfant : Wikipédia